Chapitre Premier
Paul de Gallas avançait au rythme rapide de son dalka dont les six pattes apportaient une belle vélocité sans secouer son cavalier. Il était vêtu d’un pourpoint de cuir noir et de braies de toile bleu nuit. Une toque de velours sombre était enfoncée sur son crâne pour dissimuler le cristal qu’il portait haut sur son front à la limite des cheveux.
Il avait quitté Rixor depuis dix jours et avait eu la chance de ne pas rencontrer de Godommes. À l’horizon se dessinait la haute chaîne de montagnes qui était l’objectif de son voyage. Il songeait à l’heureux temps où il se destinait à être un moine du cristal. Malheureusement, la guerre contre les Godommes et la mort de son frère aîné en avait décidé autrement. Il avait été contraint de rejoindre l’armée royale. Il revoyait les épisodes sanglants des combats qui avaient fait disparaître nombre de chevaliers. Lui avait survécu grâce à l’aide d’Yvain d’Escarlat qui était devenu son ami.
Le chemin poussiéreux traversait une grande plaine verdoyante piquetée de quelques bosquets d’arbres. Le soleil d’automne déclinait sur l’horizon mais était encore chaud. Paul songea qu’une halte serait la bienvenue car il chevauchait depuis l’aube. Un village se dessinait au loin et il espéra pouvoir y trouver le vivre et le couvert.
Une heure plus tard, Paul atteignit les premières maisons. Il fut étonné par l’animation qui régnait dans la rue principale. Il mit pied à terre et poursuivit son avance en tenant son dalka par la bride. La rue montait vers une esplanade dominée par un édifice plus important que les autres maisons et qui ne pouvait être que le temple. Il interrogea une grosse femme au visage rubicond qui marchait à côté de lui :
— Des réjouissances sont-elles annoncées ?
La femme lança un regard soupçonneux à ce cavalier avant de marmonner :
— Le prêtre va faire brûler une sorcière.
Après un instant d’hésitation, elle ajouta dans un murmure :
— C’est triste car nous l’aimions bien, cette petite. Elle était toujours prête à rendre service à ceux qui en avaient besoin. Elle aidait les pauvres qui n’avaient pas les moyens de faire appel au Grand Prêtre pour se soigner.
Craignant d’avoir trop parlé, elle pinça les lèvres mais se rassura en voyant l’air indifférent de son interlocuteur. Cependant, elle se hâta de se fondre dans la foule.
Le temple était une bâtisse carrée sans ouvertures extérieures à l’exception de deux grandes portes en bois renforcées par des gros clous à tête carrée. Une dizaine de marches de pierre séparait la construction de l’esplanade. Vingt mètres en avant, une estrade de bois avait été édifiée. Sous elle s’entassaient des fagots de bois et au-dessus, un poteau se dressait. Une jeune fille y était attachée, surveillée par un homme au visage masqué et vêtu d’un costume rouge. La condamnée portait une robe de toile blanche qui descendait jusqu’aux chevilles. Par endroit, le tissu déchiré laissait voir des traces de sang sur la peau.
Paul fut frappé par l’aspect jeune du visage aux traits fins et réguliers, auréolé d’une chevelure blonde. Les yeux bleus étaient dilatés par la peur. Spontanément, il progressa jusqu’au premier rang des spectateurs, bien aidé par son dalka qui repoussait ceux qui se pressaient pour mieux voir le spectacle.
Le son grave d’un gong retentit et les deux battants de bois pivotèrent pour laisser passage au prêtre. Il était grand, maigre, avec un visage étroit, un nez en bec d’aigle et des yeux très noirs surmontés d’épais sourcils. Il portait la longue robe rouge et or des grandes cérémonies. Il était suivi d’un colosse engoncé dans une armure noire, le visage dissimulé par un heaume surmonté d’un panache de plumes également noires.
Le prêtre s’immobilisa au sommet des marches et étendit les bras pour étouffer les bruits qui montaient de la foule. Le silence obtenu, il lança d’une voix étonnement forte :
— Moi, fidèle serviteur du temple, au nom du vénéré Luzor, grand prêtre de l’église d’Allium, je déclare coupable la fille Sabrina de sorcellerie et de connivence avec le Prince des Ténèbres. En conséquence, elle sera brûlée vive et ses cendres dispersées à tous les vents pour ne pas risquer qu’elles empoisonnent notre village.
Paul savait qu’il avait une mission importante à accomplir dont dépendait peut-être le salut du royaume mais la vision de la figure terrorisée de la jeune fille lui fut insupportable. Aussi lança-t-il :
— Luzor a été destitué par le roi Karlus et remplacé par le père supérieur Pavel de l’ordre des moines du cristal. Vous ne pouvez pas condamner au nom d’un renégat.
Tandis qu’un discret murmure s’élevait de la foule, le prêtre dont le teint avait blêmi, darda un regard noir sur celui qui se permettait de bouleverser une cérémonie qu’il pensait bien réglée.
— Karlus n’est qu’un misérable imposteur qui a fui vers Rixor et il sera rapidement châtié. Le souverain du royaume de Fréquor est le roi Radjak qui a été officiellement couronné et sacré dans sa capitale par le Grand Maître Luzor.
— Radjak est un envahisseur Godomme et il ne peut régner sur nos terres.
Quelques cris retentirent. Apparemment, les villageois ignoraient l’origine de celui qu’on leur avait présenté comme leur nouveau souverain. Le prêtre sentit immédiatement le changement d’attitude du peuple. Il devait rapidement retourner la situation s’il ne voulait pas voir se développer une émeute. Il ne disposait pas d’une garnison solide mais seulement de quelques serviteurs peu entraînés au maniement des armes. Il lui faudrait alors faire appel au Grand Maître, ce qui serait une bien mauvaise note pour lui qui espérait être appelé rapidement à des fonctions plus honorifiques que prêtre dans ce minable village. Il tendit l’index vers ce contradicteur en hurlant d’une voix que la colère faisait chevroter :
— Repens-toi, hérétique ! Sinon, la colère du ciel s’abattra sur toi. Si tu ne te rétractes pas, tu devras subir le jugement de l’Être Suprême et tu auras Kaza pour adversaire, conclut-il en désignant le colosse qui le suivait.
Paul hésita une fraction de seconde. Avait-il moralement le droit de compromettre sa mission ? La vision du corps gracieux de la jeune fille se tordant dans les flammes s’imprima sur ses rétines. Surtout, le regard goguenard du prêtre déclencha une vive colère dans son esprit. Il fit trois pas en avant en annonçant :
— Je relève le défi, où et quand vous le voudrez.
Le prêtre rétorqua alors :
— Ici et immédiatement !
— Laissez-moi seulement le temps de me procurer une armure.
— C’est inutile. Avec ou sans armure, l’Être Suprême jugera aussi bien, dit le prêtre les yeux brillant d’ironie.
Déjà, le colosse avançait d’un pas lourd, l’épée dans la main droite et le bras gauche soutenant un bouclier rond sur lequel était peinte une torche enflammée. En face d’un tel adversaire, la silhouette de Paul paraissait bien fluette. Un lourd silence planait sur la foule car l’issue du combat ne faisait aucun doute.
Paul tira vivement son épée, sentant son pouls s’accélérer. Certes, il avait passé deux ans au monastère du cristal mais, auparavant, il avait subi le dur entraînement des chevaliers. De plus, les trois derniers mois, il avait participé à de très nombreux combats contre les Godommes. Enfin, le cristal qu’il portait augmentait sa puissance de frappe et sa rapidité d’exécution.
Arrivé à deux pas de son adversaire, Kaza leva son arme bien haut et l’abattit visant le crâne. Paul esquiva d’un léger saut en arrière et la lame vint frapper le sol faisant jaillir une étincelle de la pierre. Aussitôt, Paul riposta d’un coup de pointe vif et précis qui toucha le colosse juste entre le heaume et le haut de la cuirasse. Le seul résultat fut un grognement étouffé mais la gorge ne fut pas transpercée. De Gallas comprit que son ennemi portait sous son armure une solide cotte de mailles !
Il dut reculer précipitamment de deux pas pour éviter le coup porté latéralement vite suivi d’un revers. Il esquiva encore par de petits bonds de côté une série de coups. Heureusement, s’ils étaient puissants, ils étaient relativement lents, permettant de les éviter. De son séjour au monastère, Paul avait acquis une parfaite maîtrise de son esprit. Ce n’était pas le cas de son adversaire. À travers la mince fente de son heaume, son regard brillait de colère et sa respiration s’accélérait.
Le sourire railleur du prêtre s’était figé. Il ne comprenait pas pourquoi son champion n’avait pas encore terrassé ce ridicule adversaire.
Paul se souvint du duel qui avait opposé son ami Yvain à Renaud de Norvak, le fils de l’ancien connétable. Lui aussi portait une excellente cotte de mailles. Devant l’inefficacité de ses coups de taille, Kaza changea soudain de tactique. Avec un cri rauque, il se fendit pour embrocher son adversaire. D’un saut latéral, Paul esquiva encore mais, cette fois, il riposta, frappant l’arrière du genou gauche, seul endroit que l’armure ne pouvait protéger pour permettre les mouvements de flexion et d’extension de la jambe. Dirigée avec précision, la lame entailla profondément la chair. Kaza se redressa en prenant appui sur l’autre jambe. Du sang commençait à sourdre de la blessure. Sa vue arracha un murmure de satisfaction aux villageois. L’âme damnée du prêtre ne leur était aucunement sympathique mais ils n’avaient jamais osé protester pour éviter de terribles sévices.
Cette fois, le prêtre laissait voir son inquiétude. Il ne croyait pas la blessure sévère mais l’importance du saignement l’intriguait. Kaza fit un pas en avant pour reprendre le combat mais son genou blessé se déroba et il chuta lourdement. Désireux d’en terminer rapidement, Paul ne laissa pas le temps à son adversaire de se redresser et lui asséna sur le heaume un maître coup qui trancha non seulement le plumet mais entama l’acier. Assommé net, Kaza s’effondra dans un bruit de ferraille tordue.
Incrédule, la foule resta silencieuse puis quelques exclamations joyeuses commencèrent à fuser. Le prêtre médusé regardait encore son champion étalé sur le dallage de pierre. Il ne pouvait croire à sa défaite et pensait qu’il allait se relever pour reprendre le combat.
Paul sentit qu’il fallait profiter de ce moment d’incertitude avant que le prêtre appelle des gardes à la rescousse. Il brandit son épée en criant :
— L’Être Suprême a jugé en ma faveur. Cette jeune fille est innocente.
Plusieurs villageois reprirent à pleine voix :
— Innocente… Innocente…
Leur joie était augmentée par la mine dépitée du prêtre. Paul escalada en vitesse la petite échelle de bois qui menait sur l’estrade où se tenait la condamnée. Le bourreau tenta de défendre sa proie mais Paul appuya la pointe de son épée sur son ventre et il l’obligea à reculer jusqu’à l’extrême bord de l’estrade. Une ultime poussée le fit basculer en arrière. Sous les quolibets de la foule, il se releva et s’empressa de disparaître. Pour l’instant railleurs, les villageois pouvaient devenir agressifs et vouloir se venger sur lui des condamnations prononcées par le prêtre.
Paul remit son épée au fourreau et tira son poignard. Il coupa vivement les liens de cuir qui attachaient les poignets et les chevilles de la fille au poteau. Sitôt libérée, elle chancela et serait tombée si Paul ne l’avait saisie par le bras.
— Il serait prudent de nous éclipser rapidement avant que ce maudit prêtre n’appelle des renforts. Les miracles ne se renouvellent pas, murmura-t-il.
Encore abasourdie, la fille ne put articuler un mot et se contenta de hocher la tête. Guidée par la main ferme de Paul, elle descendit l’échelle au milieu des acclamations joyeuses de la foule. Le bruit était tel que les vociférations du prêtre ne furent pas entendues. Il maudissait et appelait les villageois à se saisir du couple et promettait les pires châtiments. Devant l’inanité de ses efforts, il fit demi-tour et les portes du temple se refermèrent derrière lui.
Paul récupéra son dalka qu’un villageois avait stoïquement tenu par la bride pendant toutes ces péripéties. Il se mit en selle et tendit la main pour aider la fille à monter en croupe. La foule s’écarta pour les laisser passer. Toutefois, une vieille femme vint toucher le bas de la robe en disant :
— Bonne chance, Sabrina, ne nous oublie pas et reviens vite. Nous avons besoin de tes conseils. Je penserai toujours à toi car tu as sauvé mon fils.
Le dalka, en dépit de la double charge pesant sur son échine, partit au galop. Il est vrai qu’il était habitué à porter un chevalier en armure et cette dernière pesait autant qu’une frêle jeune fille.
Dès qu’il fut sorti du village, Paul demanda :
— Avez-vous un endroit sûr où vous réfugier ? Le prêtre ne peut rester sur cet échec et il est très probable qu’il enverra dès demain des gardes pour vous capturer.
— Suivez la route vers ces collines.
La voix était douce, cristalline. La fille avait passé les bras autour du torse de Paul et appuyait sa tête sur son dos. Il trouva ce contact nullement désagréable.
Après quelques minutes de course, la fille reprit :
— Prenez ce sentier sur la droite !
La forte pente obligea la monture à ralentir et à se mettre au pas. Dans une petite clairière se dressait une hutte de branchages recouverte d’un toit de chaume. À peu de distance coulait un joli torrent. La fille sauta à terre et pénétra à l’intérieur. Paul se demanda s’il ne devait pas repartir immédiatement. Il n’avait que trop perdu de temps mais il n’arrivait pas à le regretter.
La petite reparut portant sur l’épaule un gros baluchon.
— Nous ne pouvons rester ici ce soir. Nombre de villageois connaissent l’emplacement de ma cabane et c’est le premier endroit où l’on me cherchera. Heureusement ; je connais une cachette plus sûre.
Elle tendit la main pour que Paul l’aide à monter sur le dalka. Ce dernier n’hésita qu’une fraction de seconde. Il avait joué les sauveteurs bénévoles, autant ne pas s’arrêter en chemin.
— Remontez le torrent. Il existe un petit sentier qui borde sa rive.
La promenade se poursuivit un bon quart d’heure au milieu d’une forêt de grands sapins sombres. Ils arrivèrent alors à une cascade impressionnante d’une bonne trentaine de mètres de hauteur. Le sentier s’arrêtait à son niveau. La fille descendit de la monture faisant signe à Paul de l’imiter.
— Suivez-moi et tenez bien votre dalka par la bride. Nous allons être un peu mouillés.
Sans hésitation, elle s’engagea sous la cascade. Le rideau d’eau franchi, Paul eut la surprise de découvrir l’entrée d’une caverne. Le bruit d’un briquet fut suivi d’étincelles puis une petite flamme jaillit.
— Avancez !
Une dizaine de pas plus loin, une torche s’alluma permettant d’apprécier la taille imposante de l’excavation, beaucoup plus vaste que son entrée étroite ne le laissait paraître. Le sol était couvert de sable fin. C’était sans doute le lit d’un torrent ancien dont un bouleversement avait changé le cours.
— Attachez votre dalka ici.
Paul suivit ensuite sa guide qui le mena dans un recoin où se trouvait une table de bois et deux tabourets. Un peu plus loin, une paillasse était posée sur le sol.
— Asseyez-vous et enlevez votre pourpoint pour le faire sécher. Vous pouvez également quitter vos braies.
Paul répondit un peu trop précipitamment :
— C’est inutile, elles sont à peine humides.
Avec un air ingénu, elle dit :
— Permettez-moi d’enlever cette guenille et de faire un brin de toilette. Pendant les trois semaines de mon emprisonnement, mes geôliers ne m’ont pas laissée approcher d’un point d’eau.
Elle commença à faire glisser la chemise mouillée qui collait à son épiderme, ne laissant rien ignorer de son anatomie. Sans gêne apparente, elle apparut totalement nue. Paul ne put s’empêcher de jeter un regard sur la silhouette harmonieuse. Des seins ronds et orgueilleux, une taille fine, un ventre plat, des cuisses fuselées. Il baissa les yeux tandis qu’elle s’éloignait pour gagner l’entrée de la grotte et la cascade.
Elle revint dix minutes plus tard. La chevelure pendait sur ses épaules, atteignant la poitrine mais sans la dissimuler. Avec un naturel très spontané, elle fouilla dans son baluchon et en sortit une robe de toile beige qu’elle enfila. Elle releva ses cheveux blonds au-dessus de la tête et les fixa par deux grosses aiguilles de bois. Elle émit un petit rire en disant :
— Maintenant, il est temps de m’occuper du repas car je gage que vous avez faim, sire chevalier.
— J’avoue que c’est exact car je n’ai rien pris depuis ce matin et j’ai chevauché toute la journée. J’espérais trouver une auberge dans votre village. Le destin en a décidé autrement et il est probable que je jeûnerai ce soir.
— Je reconnais que votre arrivée fut miraculeuse pour moi. Même en voyant Kaza succomber, je n’arrivais pas à croire le témoignage de mes yeux. Il est donc normal que je nourrisse mon sauveur.
Paul lança un regard circulaire et ironisa :
— Je ne vois pas les marmitons s’activer autour de montagnes de victuailles.
— C’est que vous ne connaissez pas mes talents cachés.
Elle courut vers un coin de la caverne et revint en portant un énorme quartier de viande fumée qu’elle déposa sur la table. Puis elle tira d’un coffre deux écuelles de terre cuite et deux gobelets en bois. Un pot de grès compléta le couvert. Elle s’assit en face de Paul et désigna le cuissot :
— Prenez votre couteau et taillez des tranches.
Un peu inquiet, Paul obéit. La viande était tendre, rose et exhalait une bonne odeur de fumée. Il goûta avec une certaine appréhension mais elle était savoureuse.
— Comment avez-vous pu vous procurer ces provisions alors que vous m’avez dit être emprisonnée depuis trois semaines ?
— Cette viande m’a été donnée il y a plus d’un mois par un paysan reconnaissant. Je connais l’art de la fumer pendant plusieurs jours. Ensuite, elle se conserve intacte durant des mois, au moins jusqu’à l’été prochain.
— C’est très astucieux.
Ils mangèrent plusieurs minutes en silence car la fille semblait douée d’un solide appétit. Elle précisa cependant :
— Dans la prison du temple, la nourriture était distribuée de manière parcimonieuse et, de plus, était infâme.
Leur faim apaisée, elle saisit le pot et emplit les gobelets.
— Ce vin est correct et je propose de le boire à la santé de mon sauveur.
Le gobelet vidé, elle poursuivit :
— Je ne connais même pas votre nom, messire. Pouvez-vous le donner et me dire d’où vous venez et par quel bienheureux hasard vous traversez notre région.
Un silence suivit et se prolongea pendant plusieurs secondes.
— Je m’appelle Paul et je voyage beaucoup, éluda-t-il. Sabrina, parlez-moi de vous.
— Vous savez mon nom, s’étonna-t-elle.
— Ce n’était guère difficile. Le prêtre l’a mentionné en annonçant la sentence. Êtes-vous réellement une sorcière ?
Un discret sourire étira les lèvres bien dessinées de la jeune fille.
— L’Être Suprême a jugé que non.
Ce fut au tour de Paul d’ironiser :
— Je pense que vous pouvez le remercier mais remerciez aussi mon ami Yvain et son vieux maître Cartignac qui m’ont enseigné cette botte secrète. Pourquoi le prêtre vous poursuivait-il de sa vindicte si vous n’êtes pas sorcière ?
— C’est une longue histoire. Mes parents vivaient au village et je suis née là-bas. Mon père avait été réquisitionné avec d’autres villageois pour construire le temple. Un jour, il est tombé du toit et a été tué sur le coup. Je n’avais alors qu’un an. Lorsque ma mère a demandé au prêtre de l’aider à vivre car elle n’avait aucune ressources, il l’a chassée du village en disant que si l’Être Suprême l’avait frappée c’était pour la punir de ses péchés.
Ses yeux s’humidifièrent à ce souvenir.
— Nous sommes partis et des paysans compatissants ont aidé à construire la hutte que vous avez vue. Ma mère s’est mise à ramasser des plantes d’abord pour aromatiser les plats et aider la viande à se conserver puis elle a sélectionné des plantes bénéfiques pour l’organisme. Elle les donnait à ceux qui venaient la voir. En échange, ils apportaient des provisions et divers ustensiles. À la mort de ma mère survenue l’année dernière, j’ai naturellement poursuivi sa tâche.
— Je ne vois rien qui puisse vous valoir la haine du prêtre.
— C’est parce que vous ne le connaissez pas. Sa qualité lui confère l’exclusivité du savoir réservé à l’église d’Allium.
Paul hocha la tête en soupirant.
— La situation était la même à Fréquor. Barbiers et médecins se plaignaient de ne pouvoir accéder aux sciences humaines. Votre prêtre était-il au moins compétent ?
Sabrina étouffa un petit rire.
— Il avait une théorie très simple. Toute maladie est un châtiment envoyé aux hommes pour la punition de leurs péchés. Tenter de s’y opposer est un sacrilège. Seules ses prières peuvent obtenir le pardon divin. Malheureusement, ses prières sont très chères et il exige d’être rémunéré en pièces et non en nature. Si le malade guérit, il s’en attribue le mérite et s’il succombe, il punit la famille pour avoir vécu avec un aussi grand pécheur.
— Le système est astucieux, sourit Paul.
— Aussi, vous comprendrez aisément qu’en cas de maladie, les villageois préféraient venir me voir en cachette. Je ne fais pas de miracles mais je parviens parfois à soulager leurs souffrances. Pour me remercier, ils m’apportent quelques denrées en fonction de leurs moyens. Ce sont souvent les plus pauvres qui sont les plus généreux.
— Je conçois que le prêtre n’ait pas apprécié votre concurrence. Ses recettes avaient dû fortement diminuer.
— Il m’a fait arrêter par ses gens et, cyniquement, il m’a proposé un marché. Ou je restais au temple comme une esclave sur laquelle il aurait tous les droits et même celui de cuissage, ou il m’expédiait sur le bûcher. J’avoue avoir longuement hésité mais l’idée d’être une esclave m’était insupportable. J’avais toujours vécu libre et je voulais le rester. J’ai donc préféré une mort rapide à une longue agonie.
Elle se leva et alla chercher dans une niche creusée dans la paroi un flacon pansu. Elle versa une petite quantité d’un liquide odorant dans le gobelet de Paul.
— C’est une liqueur qui terminera agréablement ce modeste repas.
Paul trempa ses lèvres et apprécia la saveur parfumée de la boisson. Sabrina posa les coudes sur la table et le fixa de ses yeux d’un bleu profond.
— En attendant l’instant de monter sur le bûcher, j’éprouvais un grand regret, celui de mourir aussi jeune sans avoir connu l’amour.
— Maintenant, vous aurez tout le temps nécessaire pour rencontrer un garçon digne de vous.
Le son de sa voix était étouffé. Un curieux nuage voilait son regard. Sabrina posa doucement les mains sur celles de Paul.
— Vous êtes fatigué, Messire. Ne luttez pas contre le sommeil.
Paul secoua la tête pour tenter de dissiper le brouillard. Devant lui, la silhouette de Sabrina se modifiait, s’allongeait, s’étirait comme un long nuage de fumée qui montait, tourbillonnait et venait se lover autour de lui. Une sensation de bien-être s’emparait de son corps qui flottait également dans l’air de la grotte. Toute notion de temps était abolie. Secondes, minutes n’avaient plus de signification. Ses mains immatérielles glissaient sur une surface douce et satinée tandis qu’une série de soupirs frappaient ses oreilles. Il éprouvait une impression de bonheur comme il n’en avait jamais connu, un merveilleux sentiment de libération associé à un immense plaisir. Soudain, une nuit opaque l’entoura et il perdit connaissance.